Gabriel Ringlet (écrivain, poète, prêtre et théologien belge) décrit dans ce moment suspendu de lecture, son accompagnement à une jeune mère qui accouche de son enfant mort-né. Ses mots sont bouleversants de justesse et d'amour. Un texte qui émeut aux larmes par son écrin de tendresse. La maman et sa famille, soutenues par Gabriel Ringlet et l'équipe médicale composée de femmes ont ainsi célébré Noé.
" En espagnol, mettre un enfant au monde se dit "dar a luz", le donner à la lumière. Mais il n'y a pas de
mots, je crois, pour le donner à la nuit. Il le faudrait pourtant, car donner à la nuit, c'est aussi donner. Et Dieu sait qu'il coûte, ce don-là.
Jamais je n'oublierai cette chambre au bout du couloir, tout au fond de la maternité. Une chambre
qui parlait sobrement. On eût dit qu'elle savait comment accueillir la détresse au lever d'un jour sombre. Aujourd'hui encore, je garde au cœur sa précieuse fraternité.
Je n'oublie pas non plus les femmes qui préparaient l'intervention. Leurs gestes simples et précis
témoignaient d'une maitrise rassurante et d'une grande pudeur. J'avais l'impression qu'une petite communauté toute provisoire venait de dresser sa tente pendant quelques heures sur le sable fin de la souffrance. Nous étions en plein désert mais il y avait un puits.
Avant même que la médecin n'avance la main et ne commence son délicat travail d'exploration, j'ai
senti que quelque chose d'unique se jouer là, et de grand.
Ai-je le droit de dire grand ? N'est-ce pas donner trop d'ampleur à un moment qu'il faut d'abord
accueillir dans l'étroitesse de son silence ?
Je dis quand même grand. Pas que pour moi. Pour la jeune mère. Pour les infirmières, les médecins.
Et pour plus large que les nomades que nous étions à ce moment-là. Je dis grand parce que, même ténue, balbutiante, blessée, paralysée... la vie reste grande jusque dans la déchirure du plus infime soupir.
Mais le grand n'est grand que parce qu'il prends corps.
Je ne sais pas combien de temps s'est écoulé. Par contre, j'ai le souvenir précis que je tenais la main
de celle qui allait accoucher, qu'une infirmière l'encourageait avec une douce fermeté, que la médecin donnait à une autre des ordres précis et qu'une sorte de voile invisible nous recouvrait de bienveillance.
Je revis encore ces minutes-là, longues et courtes à la fois, si pleines et si fortes, avec le cœur au
rythme de l'émotion quand j'entends qu'il va venir, qu'il vient, qu'il est là, que le voilà... A l'instant précis où le petit corps est sorti, une des infirmières, la plus jeune je crois, l'a reçu des mains de la médecin et l'a déposé sur un linge. A peine dix centimètres, je le revois. Je le revois souvent. Je revois sa tête, ses mains, ses pieds déjà si finement dessinés, ses oreilles, l'ombre de ses yeux. Ce n'était pas un bébé et c'était un bébé.
Après l'avoir présenté pendant quelques secondes, la sage-femme - si délicate - l'a emporté "pour
aller le préparer", a-t-elle dit. Je la vois sortir, souriante de tendresse, comme si elle portait en mains la pierre la plus précieuse. Elle est revenue une demi-heure plus tard, l'a déposé sur le ventre de la maman et s'est retirée.
Pendant un long moment, nous l'avons contemplé. Je crois que nous lui avons souri. Il était beau. Si
petit. Pas encore un bout d'homme. Juste une promesse. Mais une promesse qui appelait au-delà de la promesse. Tant de douceur au bout des larmes.
Ce devait être un garçon.
Alors nous l'avons nommé du nom qui lui était destiné : "Noé". "Le repos", en hébreu. Mais aussi "la
consolation". Il est tellement important de nommer. Ce n'est pas seulement désigner mais reconnaître, ouvrir la porte et laisser entrer. Laisser entrer Noé.
Et puis nous l'avons touché. Une plume de caresse, toute timide. J'ai senti comme un léger
tremblement à l'intérieur. Pas de peur, je ne crois pas. D'émotion, sans doute. Mais au-delà, le sentiment, surtout, d'approcher le mystère de si près. Un sacré devenu palpable, une grâce au bout du doigt.
Je retiens par-dessous tout ce moment où nous l'avons recouvert de la main. La maman d'abord. Et
puis moi. Et puis les deux. Pour lui donner un toit. Le mettre à l'abri des intempéries. Les nôtres peut-être ? L'envelopper. C'était doux et chaud. Si simple. Évident. Et bon [...].
La maman avait choisi un coffret délicat en bois peint. La toute jeune sage-femme qui, depuis le
départ, accompagnait cette route à l'issue incertaine, après avoir aménagé la petite boite, y a déposé Noé [...].
J'ai la joie d'avoir un oratoire à la maison [...]. C'est là que nous avons déposé Noé.
Je vois encore ce beau coffret coloré. Une fleur, toute simple, repose à ses côtés, accompagnée de
quelques coccinelles en porcelaine prêtes à s'envoler. Je pense à son âme-coccinnelle et j'allume la plus belle des bougies de l'oratoire. Elle va veiller sur lui quelques heures. [...]
Il restait à jeter un peu de terre sur le coffret. Une pelletée, et puis une autre encore. J'ai repensé à la
main, et à la main sur la main, et à l'emmaillotement du corps. Et à Salomé (une jeune femme récemment décédée par accident). Je sais qu'elle veillera sur Noé."
Gabriel Ringlet : " La grâce des jours uniques. Éloge de la célébration".
A toutes les mamans, à tous les papas et leurs enfants envolé.e.s.
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